"Quelques exemples de majoliques de Deruta de la Renaissance au musée de Sèvres".

Carola Fiocco - Gherardi Gabriella. In Sèvres, revue de la société des amis du musée national de céramique, n. 9, 2000, pp. 15-19

 

 

La petite ville de Deruta, près de Pérouse, occupe une place très importante dans la production de majoliques italiennes de la Renaissance.
Dès le XlIIe siècle, elle est en effet un des centresmajeurs: en 1290 l'église de San Nicolò, qui dépendait de la cathédrale de Pérouse, payait annuellement le quota au moyen d'une « soma di vas e », ou chargement de vases (1), alors qu'un document de 1358 témoigne de l'engagement des potiers dérutais à foumir tasses et bocaux au Sacro Convento d'Assise, si fréquenté des pèlerins qu'il dépassait les possibilités des potiers Iocaux (2). Les fouilles ont restitué en abondance les vestiges de ce type de vaisselle, assez semblable à celui des autres zones de l'Ombrie et du Latium, omé avec simplicité de vert de cuivre et de brun de manganèse. Ce n'est que dans la seconde moitié du Xv" que la production assume une physionomie bien définie et une qualité vraiment exceptionnelle. Dès 1450 environ, on trouve en effet une vaisselle de table, de représentation et de pharmacie, parfois de très haut niveau, souvent omée de motifs de style gothique tardif. Il est assez surprenant que, dans l'évolution de la majolique dérutaise, soit pratiquement absente, ou non encore identifiée, la phase de la prernière moitié du XV", passage entre la production vertbrun du XIVe et celle dont le décor riche et sinueux est ravivé par une brillante polychromie, respectant le goùt fastueux du gothique flamboyant. Alors qu'ailleurs est documentée une phase intermédiaire aux couleurs plutòt froides, dans laquelle formes et omements se transforment graduellement en s'éloignant des canons du XIVe à Deruta, il y a comme un vide requérant des fouilles ultérieures et des recherches pour ètre comblé. Quand donc la production vert-brun cesse, nous sommes brutalement face à des objets faisant déjà partie des canons décoratifs dugothique intemational, avec des yeux de plume de paon, des flammes une végétation de variée - feuilles de fougère, de chène, de cardons, de persil - parrni lesquelles la très belle feuille accatociata ou roulée en cornet.

Un broc en foumit l'exemple qui, s'il parait un peu archaisant, est toutefois doté d'un charme peu commun (fig. 1). En 1962, Fourest l'a choisi pour son article sur la majolique italienne (3), à còté d'objets plus raffinés, frappé par sa forme et par l'attache curieuse du bee, qui s'insère dans la partie supérieure du corps et déborde horizontalement avec une légère courbe vers le haut. De petits becs de ce type, appliqués et débordants, sont typiques de la tradition et représentent l'évolution au XVe de formes ombriennes constantes du XIII". Le broc porte sur la panse, dans un cadre strié, quelques lettres gothiques que Giacomotti interprète dubitativement comme le Trigramma Bernardiniano ou le nom du Christ.
Le reste de la superficie est recouvert de feuilles en comet qui se courbent et s'entremèlent, avec terminaison en goutte. Le motif est commun à toute la majolique de l'époque, de Faenza à Naples. lei, cependant, il est exécuté selon une stylisation particulière, avec une veinure centrale typiquement ombrienne. La cruche renvoie donc, pour la forme et le décor, à l'aire pour laquelle Deruta représente le centre céramique le plus important.

Qu'il s'agisse précisément de production dérutaise, un broc assez semblable le confirme, mème plus élaboré, qui se trouve au Paul Getty Museum de

Malibu (4) (fig. 2). Ce dernier présente une forme où l'on reconnait avec de minimes variantes celle du broc de Sèvres : la mème anse repliée, le mème bee à l'attache si caractéristique.
Ce sont done des productions du mème milieu, si ce n'est du mème atelier. Sur la panse est représenté le buste d'une vieille femme, dessiné en bleu, les rides bien en évidence, entouré d'un cadre qui en suit synthétiquement le contour avec deux grandes feuilles de persil, le tout renfermé dans une bande de laquelle s'épanouissent des feuilles en cornet.

Le décor de la bande indique avec précision Deruta puisqu'elle porte une guirlande obtenue en griffant le fond de mangase jusqu faire émerger le blanc de la majolique sous-jacente.
D
e nombreux fragments de fouille portent ce motif, dans la mème technique, ou d'autres types d'incision sur manganèse (fig. 3). On connait aussi des plats de présentation ornés ainsi sur le bord, dont l'un se trouvait dans la collection Montagut, un autre est dans une collection privée italienne (fig. 4). Un troisième exemplaire, au musée Dubouché à Limoges (fig. 5) porte sur le bord une guirlande beaucoup moins complexe, incisée sur le manganèse, et au centre, le soldat représenté affiche sur son écu les armes des Arcipreti della Penna, farnille noble de Pérouse.

Le rapprochement avec l'exemplaire « frère » de Malibu, dont le graphisme rappelle décidément Deruta, permet d'attribuer à cette petite cité la cruche de Sèvres, autrefois, bien que dubitativement, donnée à Faenza ou à la Toseane. La forme archaisante pourrait suggérer une date précoce, vers le milieu du XVe.

Le fait que l'on n'ait pas reconnu de l'origine dérutaise de ce broc s'explique par quelques préjugés typiques de l'entre-deux guerres, qui ont eu leurs partisans presque jusqu nos jours: qu'il y ait eu peu de centres en Italie où l'on produisait la majolique décorée, et que la production gothique tardive caractérisée par la feuille en cornet était de Faenza. Fameuse est la réaction de Ballardini, rejetant l'attribution à Deruta, avancée par Magnini pour le plat de représentation du Louvre avec une grande inflorescence au centre (fig. 6), parce que celle-ci devait ètre considérée comme un motif de Faenza. Et pourtant Magnini stait fondé sur les pces de fouilldont il effectuait le classement; mais mème cela ntait pas considéré suffisant. En conquence, lorsque dans les années 1980 on a reconsidéré ladocumentation de fouille en lui donnant l'importance due, les surprises n'ont pas manqué. Un splendide albarello à deux anses, comme celui de Sèvres, autrefois considéré comme Faenza (5)(couverture), dut sur cette base retourner à Deruta. 

Les fouilles ont en fait éliminé les incertitudes, puisque du sous-sol dérutais non seulement ont émergé les anses caractéristiques à torsion, sous la forme de rebuts de four (fig. 7), mais aussi des fragments avec de grandes lettres gothiques bleues à l'intérieur desquelles ont été tracés, incisant le pigment, des petits cerc1es décoratifs (fig. 8). La découverte des fragments et leur attribution ont permis d'expliquer tous les éléments ne cadrant pas avec l'attribution à Faenza ou à la Toscane : l'habitude, par ex emple, d'enfermer le décor principal dans un cadre qui en suit synthétiquement le contour, en délirnitant une zone dont le fond est parsemé de groupes de petits points, manière typique de l'Ombrie et des Marches. Mais surtout, on a l'explication de la présence fréquente, sur ce type de vase, des armes des grandes familles de Pérouse (Ranieri, Baglioni, Montesperelli), qui autrement aurait été tout à fait déplacé sur la vaisselle de Faenza ou de Toscane. Il est significatif, outre de trouver du lustre sur un albarello du Louvre (6), de la mème typologie que ceux considérés, ce qui est parfaitement acceptable pour une manufacture dérutaise, comme nous le verrons, puisque que la prernière production de lustre en ltalie appartient justement à Deruta.

Les lettres gothiques qui contresignent l'albarello de Sèvres et de nombreux autres sirnilaires ont un sens non exclusivement décoratif, et ne sont probablement que des initiales de propriétaires. Ailleurs, on retrouve des noms férninins, des emblèmes d'amour, religieux ou héraldiques : «Antonia Bell sur un albarello de Limoges (7), un cceur percé d'un couteau sur celui du Louvre, qui présente sur l'autre face les armes des Baglioni. Il est intéressant de noter que dans ce groupe qui eomprend, outre les albarelli aux anses de type varié, des vases à corps globulaires, n'apparaissent les inscriptions pharmaceutiques, bien que leur emploi pour les épiees n'ait jamais été rnis en doute.

Nous concluons cette excursion sur les plus importantes typologies des objets non lusts du XVe à Deruta, et passons maintenant à une coupe au décor brillant à ceil de plume de paon sur fond jaune intense traditionnellement attribué à Sienne (fig. 9). 


Dans ce cas également ce sont des fragments de fouille (fig. lO) qui en garantissent la provenance, mais aussi des analogies, dans .les cadres autour du centre et au revers, avec le petal back, comme on dit, désormais reconnu partout comme de Deruta. La petite coupe de Sèvres présente en effet sur le revers
une partie striée assez typique. L'image au centre représente la Fortune qui est transportée sur les
ondes et tient sur la tète une voile pour pouvoir changer de direction selon le vent. Une coupe 

au décor similaire, assez rare à Deruta, se trouve au Louvre, avec au centre les armes des Minutoli de Lucques. Un plat de représentation avec le profil d'un orientaI à la tète entourée d'un tur
ban, plutòt peruginesque, se trouve en revanche dans la collection Pringsheim, vendue en 1939 (8), mais dont la localisation actuelle nous est inconnue. Il s'agit de l'exemplaire le plus typiquement dérutais parmi les objets ornés à l'ceil de plume de paon sur fond jaune. Le plat de représentation est en effet couramment produit à Deruta
dès 1400. De dimensions variées, on peut le reconnaitre à son revers nu ou seulement vernissé, et ses deux trous au pied, exécutés à cru par le potier pour pouvoir y passer un cordon afin de le suspendre. Jusqu'au début de 1500, il était d'usage d'engober la pièce sous le vernis, c'est-à-dire appliquer un revèternent terreux
ens
uite recouvert normalement d'émail stannifère, dont le grain devenait ainsi particulièrement compact. En effet, le poids n'importait pas, étant donné que ces plats n'étaient pas destinés à l'usage. Plus que des plats, il s'agissait en réalité d'écuelles. La cuve est ampIe et profonde, le contour large aux bords épais. Les dirnensions en sont variées, mais la moyenne se situe aux alentours de 40 cm de diamètre. Il s'agit d'objets massifs et lourds, d'un grand effet une fois placés sur les parois. Ceux-ci constituent la typologie la plus caractéristique de la céramique dérutaise, spécialement en 1500, quand ils acquirent un aspect typique. Un exemple est fourni par un plat avec une Madonne lisant avec l'Enfant (fig. 11) tiré d'une gravure de Marco Dente d'après Raphl exécutée dans l'atelier de Marcantonio Rairnondi.
Sur le
cartouche on lit « PER DORMIRE NO(N) SE AQUISTA », c'est-à-dire en dormant on ne gagne rien. La présence fréquente de proverbes ou de maximes s'explique justement par la destination
de ces plats, qui doivent rester en vue, sous les yeux de tous. Leur signification devenait donc importante. L'utilisation d'un cartouche, qui souvent s'enroule élégamment, rappelle les figures des prophètes, rois ou sibylles du Collegio del Cambio de Pérouse, peintes par Pérugin et très prisés des céramistes.La scène centrale du plat est entourée d'un cadre étroit et occupe tout le fondo Le bord est à compartiments parmi lesquels alternent des zones plus larges avec d'autres plus étroites avec feuilles et

inflorescences de type varié. L'ensemble apparait comme une peinture encadrée rendue brillante par l'usage du lustre. Originaire de l'aire islamique, le lustre se présente comme une patine dorée ou cuivrée et il semble qu l'origine il était destiné à remplacer, à la table des riches, l'or dont l'usage était déconseillé par le Corano Il apparait en Mésopotamie et en Syrie dès le IXe siècle, mais en ltalie à la fin du XVe : ce n'est qu'alors que les potiers de Deruta et ceux non loin de Gubbio réussirent à en répliquer la formule. On ne sait pas par quelle voie la technique parvint aux céramistes ombriens, mais il est probable qu'elle fut introduite par des céramistes d'Espagne. Mème à Cafaggiolo, villa médicéenne près de Florence, il y eut pour un temps une production à lustre, tandis qu'à Faenza, où la technique était pourtant connue, on se limita à des essais sporadiques et sans suite. Deruta est sansaucun doute le lieu où elle devait durer le plus longtemps, puisqu'à la fin de 1600, un voyageur vantait les vases de la couleur de l'or fin qu'il avait vus dans cette ville d'Ombrie (9). Ici le lustre est de préférence assorti au bleu, comme en Espagne, et justement les grands plats de Valence ou de Manises constituaient probablement le modèle idéal des potiers dérutais. Toutefois, en ce qui concerne le décor, il s'inspire plutòt du répertoire de la Renaissance: dents de loupfeuilles d'acanthe, imbrieationsmais aussi

grotesques et seènes d'histoire qui rappellent les manières des plus eélèbres peintres d'Ombrie de la fin du siècle, le Pérugin et le Pinturieehio. Le lustre représente done l'un des principaux ornements de la majolique dérutaise, et il était très reeherehé. Par la suite, il fut apprécié par les eolleetionneurs de majoliques, et on le retrouve en grande quantité dans les eolleetions publiques ou privées. A toute époque, il fut en réalité aequis à prix élevés et gardé jalousement, eomme le tal préeieux qu'il essaie d'irniter. Le plat de représentation avee la Mère et l'Enfant montre eomme il traduit au mieux ses possibilités déeoratives en figures simples, monumentales, auxquelles il eonfère un ton archaisant, en aeeord avee le goùt de la peinture ombrienne de la Renaissanee.


Carola FIOCCO et Gabriella GHERARDI 

 

 

NOTES       _

1. G. Casagrande, «Nuovi documenti sulla produzione di vasi a Deruta», in Esercizi, Perugia 5, 1982, pp.101-102.
2. U. Nicolini, «La ceramica di Deruta : organizzazione, economia, maestri. I documenti », in Antiche maioliche di Deruta, sous la direction de G. Guaitini, Florence, Nuova Guaraldi ed., 1980, p. 23.

3. H.P. Fourest, «En avant-propos SUl" la majolique italienne », in Cahiers de la céramique, du verre et des arts dù feu, 1962, n. 25, fig. 2, p. 13.

 4, Inv.84.DE.101.

5.Voir par exemple l'attribution de Giacomotti. Catalogue des majoliques des musées nationaux. Ed. Musées nationaux 1974 (n. 88), alors que Cora reporte la typologie à Florence (Il, pL 125-127).

 6, Inv. OA 1885; Giacomotti, n.92.

7, Inv. 5498; Giacomotti, n. 93.

8.Sotheby's, Catalogue of the Renowed Collection of Superb Italian Majolica ... of Dr. Alfred Pringsheim of Munich, 7-8 June 1939, n? 32, p. 11. Ovon Falke, Die Majolikasammlung Alfred Pringsheim in Munchen, Leiden 1914, 2 vol., n. 122, autrefois attribué à Deruta et daté vers 1510. 

9. G.A. Sabelli, La guida sicura del viaggio d'Italia, Genève, 16801 p. 223.



 

 

 

 

 

 

 

 

 


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